mardi 27 avril 2010

LES CAURIS DE DONGO

Tandis que son armée perdait du terrain, et sous la pression des assiégeants refluait pas à pas vers les portes de Timbouktou, Moktar quitta un moment le combat pour consulter les devins et féticheurs.

Tous lui dirent qu’il était le seul capable de donner la victoire à sa ville, et lui conseillèrent de demander à sa mère la reine, et aux autres femmes, d’implorer les dieux et déesses et de leur faire des offrandes pour obtenir leurs faveurs.

Avant de retourner au combat, Moktar voulut revoir sa femme et son fils. Mais l’enfant, le voyant arriver avec ses armes et son bouclier, le visage et le corps maculés de sang et de poussière rouge, ne reconnut pas son père et se mit à pleurer.

_ Ne vis-tu donc que pour la guerre, demanda la femme ? Que deviendrons-nous si tu meurs ?

_ Et que deviendra mon honneur, si je fuis le combat en abandonnant mes guerriers ?

Moktar avait pris son fils dans ses bras. Il le rendit à sa femme en disant :

_ Mon heure n’a pas sonné. Nul ne saurait m’envoyer dans l’autre monde avant que les dieux en aient décidé.

Tandis que Moktar retournait au combat, Dongo s’envolait de Hombori dans un nuage autour duquel tournoyaient ses vautours. Il voulait assister de près à la bataille.
Le roi des dieux avait dans chaque main une poignée de cauris. De la main gauche, il jeta les coquillages décidant du sort d’Ag’Menna et de son armée, et de la droite ceux qui fixeraient le sort de Moktar et de Timbouktou. Dongo n’oubliait pas la promesse faite à la mère d’Ag’Illies. Alors, il fit rouler le tonnerre et crépiter l’éclair ce qui, en pleine saison sèche, sema la terreur parmi les guerriers d’Ag’Menna, et redonna courage à ceux de Moktar.

Le cours de la bataille s’inversa, et les assiégeants furent bousculés. Ag’Menna et Idriss le rusé battaient en retraite. Les deux vaillants Camara aussi. Coulibaly le sage, roi de Ségou, jeté à bas de son cheval, fut sur le point d’être tué par Fari. Déjà Moktar, à la tête de ses meilleurs guerriers était sur le point de pénétrer dans la zériba, prêt à détruire le camp et incendier toutes les pirogues. La panique s’emparait de ses ennemis.

La nuit les sauva de la déroute, car le prudent Moktar retint ses troupes. Les guerriers de Timbouktou abandonnèrent la poursuite, réservant leurs forces pour l’assaut du matin. Moktar fit allumer de grands feux dans la plaine, et tuer de nombreuses bêtes pour un grand méchoui. La lueur des flammes dansait jusqu’aux murs de la cité, et le vent léger de la nuit apportait les rumeurs des chants de victoire jusqu’aux oreilles d’Ag’Menna, d’El’Issa et de leurs alliés terrifiés.

Ag’Menna faisait les cent pas sous sa tente, comprenant que Dongo lui avait menti dans son rêve. Il était prêt à abandonner le siège. Coulibaly et les autres rois l’en dissuadèrent :

_ Ô, roi des rois, tu dois te réconcilier avec Ag’Illies pour retrouver la faveur de Dongo.
Ag’Menna reconnut qu’il avait eu tort de blesser Ag’Illies et accepta l’idée de Coulibaly. Ce dernier chargea Idriss et Camara le grand de rendre visite au vaillant Ag’Illies, et de lui porter les présents qu’Ag’Menna lui offrait en témoignage de sa volonté de réconciliation.

En plus de la captive qu’il avait fait enlever chez Ag’Illies, il fit chercher plusieurs bourses de cuir à franges, remplies de poudre d’or de Siguiri, et des lames d’acier forgées dans de lointains pays nordiques, rapportées par les caravanes à travers le Sahara. Il fit chercher de précieuses plaques de sel des mines de Taoudenni, du thé de la meilleure qualité, des pains de sucre, des dattes fondantes, des œufs d’autruches remplis de beurre fondu, et de précieuses étoffes teintes à l’indigo.

Idriss et Camara se rendirent sous la tente d’Ag’Illies, qui les reçut en présence de son ami Ag’Trokel et leur fit servir le thé. Allongés sur des nattes, les rois se saluèrent longuement, car leur amitié était ancienne. Enfin, Idriss en vint à son affaire :

_ Ô Ag’Illies, vois les feux de nos ennemis, si proches de notre zériba. Entends leurs cris de victoire. Nous sommes en grand danger. Ag’Menna reconnaît ses torts, et t’envoie ces présents. Il te fait rendre ta captive préférée. Nous tous, demandons à l’amenokal Ag’Illies et à ses Ioullemirmiden de nous rejoindre pour défaire nos ennemis. Oublie ta colère, bouillant Ag’Illies.

_ Ô Idriss, mon ami, je suis venu ici, assiéger Timbouktou avec vous, pour laver l’honneur d’El’Issa et de son allié Ag’Menna. Je voulais mourir jeune et couvert de gloire, plutôt que vieux et oublié. Depuis neuf ans, nous luttons en vain, et trop de guerriers sont partis dans l’autre monde. El’Issa n’est pas le seul à aimer sa femme. Mais ce sont les autres qui meurent pour lui. Ag’Menna est cupide et sans honneur, je le hais, et je ne ferai rien pour l’aider. Reprenez vos pirogues et rentrez chez vous, allez retrouver vos épouses, car Dongo protège Timbouktou et vous ne vaincrez jamais.

Idriss et Camara se retirèrent, pour porter cette réponse au roi des rois.

_ Qu’importe, dit Ag’Menna, laissons le partir s’il le veut, et préparons nous à combattre héroïquement dès le lever du soleil.

Idriss, le rusé bambara, avait toujours un proverbe pour la situation : « Boli kèlè la tè cèfarinya sa, kòfilèbaliya de ka jugu » : « Fuir n’est pas lâche, quand on sait revenir au combat. »

Antoine Barral

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Il s'agit d'une transposition de L'Iliade en Afrique de l'ouest dans la boucle du fleuve Niger.

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Suivra l'Odyssée, adaptée par Marie Laure de Noray.



Une adaptation pour la scène est prévue à Montpellier avec le conteur Irénée Domboué dans le rôle d'Houmarou le griot.

lundi 26 avril 2010

LE COMBAT SINGULIER

Fari sortit du rang et s’avança vers les ennemis, provoquant qui voudrait l’affronter en combat singulier. Portant une peau de panthère sur les épaules, et sur son dos un arc puissant, armé d’une épée redoutable et de lances, protégé par un bouclier finement ouvragé, il faisait peur à tous ceux qu’il défiait. Confiant en la puissance des nombreux gris-gris qu’il portait sur le corps, attachés à ses bras, sa taille et ses jambes par des lacets de cuir, il se croyait invincible, oubliant que seuls les dieux décident du sort des hommes.



Reconnaissant le jeune insolent qui lui avait ravi son épouse, El’Issa se sentit la force et la rage d’un vieux lion, et décida de laver cet affront dans le sang. Sautant de son cheval, il marcha sur son rival, les armes à la main.

Le voyant sortir du nuage de poussière, Fari le reconnut et recula. Moktar le prit à partie :

_ Quoi, Fari, est tu mon frère ou ma sœur ? Que diront nos ennemis que tu as défiés, si tu recules devant El’Issa ? En prenant sa femme tu as causé cette guerre, et maintenant tu voudrais fuir ? Veux-tu salir ton nom et celui de Maïga notre père ?

_ Tu as raison, répondit Fari. Faites asseoir les troupes. J’affronterai El’Issa, et le vainqueur gardera la belle Fulani et ses trésors. La guerre sera finie, et les vies des guerriers seront épargnées.

Moktar envoya des émissaires aux assaillants, qui acceptèrent la proposition. Puis il fit quérir le vieux Maïga, pour que celui-ci fasse, entre les deux armées, le sacrifice d’un bélier aux longues cornes. Après quoi il jura qu’en cas de victoire, El’Issa reprendrait sa femme. Et ce dernier jura que si Fari venait à le tuer, le siège de Timbouktou serait levé. Assiégés et assiégeants prièrent ensemble les dieux pour que ce jour soit le dernier jour de la guerre.

Mais les dieux font ce que bon leur semble.

Le sort désigna Fari pour être le premier à jeter sa lance. Le jeune prince choisit son arme la plus droite et la mieux équilibrée, et la fit osciller dans sa paume, avant de lui donner toute la force de son bras et de son corps projetés en avant. Hélas, la pointe de bronze se plia sur le bouclier d’El’Issa. Jetant son arme à son tour avec toute la rage de l’offensé, le roi du Macina était certain de tuer son rival. Sa lance creva le bouclier de Fari, mais le jeune homme se pencha de côté pour esquiver le coup. Ils se jetèrent l’un sur l’autre avec leurs épées, mais la lame d’El’Issa se brisa. Avec l’énergie du désespoir, il bouscula Fari et le fit tomber, pour se saisir de la peau de panthère qui entourait son cou. Il le traîna sur le sol en direction de son camp, cherchant une arme avec laquelle l’achever.

Voyant son protégé perdu, la déesse Foroforondou rompit le cuir, et El’Issa se retrouva avec la peau du fauve dans les mains, tandis que Fari était magiquement transporté dans son lit, bien à l’abri derrière les murs de Timbouktou.

Hommes et dieux considérèrent pourtant que la victoire revenait à El’Issa.

Mais les déesses que Fari n’avait pas distinguées pour leur beauté, refusaient la fin de la guerre et la levée du siège.
_ Quel mal a donc fait cette ville pour mériter votre haine ? Le vieux Maïga et ses sujets méritent de vivre en paix, plaida Dongo.

Pourtant, il consentit à la volonté des déesses. Celles-ci trouvèrent le moyen de rompre la trêve. La Mousso Koroni fut envoyée parmi les humains et, prenant l’aspect d’un guerrier de la cité, descendit de Hombori et se mêla à l’armée, cherchant le meilleur des archers, à qui elle dit :

_ Tu seras le héros de cette bataille, si tu tires une de tes flèches sur El’Issa. Maïga et Fari te donneront une belle récompense.



Le naïf guerrier, alléché par cette promesse, banda son arc et tira. La flèche déchira les vêtements d’El’Issa et le sang coula, mais la blessure n’était pas mortelle.

La trêve était rompue, et les deux armées, que seul un jet de fronde séparait, se remirent à marcher l’une sur l’autre. Une terrible bataille s’engagea, dans une confusion totale, levant à nouveau des nuages de poussière déposés depuis peu. De nombreux jeunes guerriers périrent encore en vain, dans un camp comme dans l’autre, et s’en furent dans l’autre monde pleurer leurs belles années.




Antoine Barral

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samedi 24 avril 2010

LA COLERE D’AG’ILLIES

La guerre durait depuis neuf ans déjà, quand éclata la terrible querelle entre Ag’Menna et Ag’Illies, demi-dieu et amenokal des Ioullemirmiden.

Lors d’une razzia aux alentours de Timbouktou, les méharistes d’Ag’Menna avaient pris de nombreux captifs, dont la fille d’un grand féticheur. Celle-ci fut donnée en butin au roi des rois.



Le père, vieil homme respecté, vint se présenter à Ag’Menna sous la vaste tente, faite de dizaines de peaux de bœufs brunies par les tannins, tendues sur de nombreux pieux ouvragés en bois de tiggart. Il pria le roi de bien vouloir lui rendre sa fille.

Ag’Menna était fier et ombrageux, et fit renvoyer le vieillard sans ménagement. Désespéré, le féticheur repartit seul au bord du fleuve et tomba à genoux dans la boue. Tourné vers le sud, vers les monts de Hombori, il se mit à implorer :

_ Ô, dieux, ô Dongo maître de la foudre, ô Faro, dieu de Djoliba, et toi Noumou Bala, dieu des forgerons, ô belle Foroforondou, laisserez-vous impunie l’arrogance d’Ag’Menna, et l’insulte faite à un vieillard ?

Les dieux entendirent la supplique, et les maladies se mirent à pleuvoir sur les assiégeants comme une nuée de flèches mortelles. Du haut de leurs murailles, le roi Maïga, et ses fils Moktar et Fari, virent le camp de leurs ennemis ravagé par l’épidémie, et les cadavres entassés pour être brûlés.

Les rois de la coalition se rendirent chez Ag’Menna, pour le convaincre d’apaiser les dieux en rendant la captive à son père, comme le conseillaient les féticheurs, devins et guérisseurs.

El’Issa, maître des terres du Macina, Ag’Illies, le plus courageux des guerriers, Coulibaly, le sage, roi de Ségou, Idriss le rusé, roi de Siby, Camara le grand et Camara le petit, tous essayaient de fléchir le roi des rois.

Enfin, Ag’Menna céda, exigeant en échange, que l’un de ses alliés lui fasse don d’une autre captive. Ag’Illies entra alors dans une violente colère :

_ Ag’Menna, ta cupidité nous perdra ! Tu préfères ton intérêt à celui de tes alliés ! Mes guerriers et moi-même, nous ne servirons plus un chef qui manque de noblesse !

_ Va-t-en Ag’Illies. Plie tes tentes, et charge tes chameaux. Retourne chez ta mère, qui voulait t’interdire de faire cette guerre ! Rentre chez toi, et habille toi en femme !

La dispute ne pouvait finir, car l’eau chaude ne refroidit pas l’eau chaude. « Jigoni fila tè se ka nyògòn suma », disent les bambaras.

Ag’Illies rajusta son taguelmoust, le turban des Kel Tamasheq, et s’éloigna fièrement. Juste avant de quitter la tente, il se retourna vers les autres rois :
_ Sans moi, vous n’êtes rien ! Je fais ici le serment de ne plus combattre avec vous. Bientôt, les guerriers de Timbouktou viendront vous massacrer, et vous mendierez mon aide. Je resterai inflexible, et vous périrez l’un après l’autre, tant que vous suivrez Ag’Menna !
Sitôt rentré à son campement, Ag’Illies reçut la visite des hommes d’Ag’Menna qui enlevèrent de force sa captive favorite, pour la conduire chez leur chef, en remplacement de celle qui avait été rendue à son père.



Retiré sous sa tente, Ag’Illies ruminait sa colère, quand sa mère, une des nombreuses filles de Faro, lui apparut. Le jeune roi lui conta les raisons de son courroux.

_ Mère, monte à Hombori, trouver Dongo. Demande lui de donner la victoire aux guerriers de Moktar, pour qu’Ag’Menna comprenne ce qu’il en coûte de m’insulter, moi, Ag’Illies, amenokal des Ioullemirmiden, moi, le plus valeureux des Kel Tamashek !

Comme le dit le proverbe : « Les dieux aveuglent ceux qu’ils veulent perdre ». Dongo consentit à cette demande, et pour mieux perdre Ag’Menna, lui envoya dans son sommeil un rêve mensonger. Ag’Menna se vit bientôt vainqueur de la cité, et maître de ses grandes richesses. Sitôt éveillé, il convoqua les anciens, les rois, et tous les guerriers, en faisant battre par deux de ses forgerons, l’ettebel, le grand tambour de guerre, symbole de son pouvoir. Dans sa harangue, il révéla à l’assemblée qu’un songe lui avait annoncé une victoire imminente.
Ag’Menna sacrifia un grand bœuf blanc à Dongo, en remerciement de sa promesse de victoire. Dongo, perfidement, laissa croire qu’il acceptait le sacrifice. Mais il réservait aux assiégeants une cuisante déconvenue.
Tous préparèrent leurs montures et leurs armes pour un combat décisif. Le camp était empli du vacarme des épées et des lances que les guerriers frappaient contre leurs boucliers, faisant monter une rumeur terrifiante vers leurs ennemis. Les chevaux hennissaient, et les chameaux blatéraient.

L’armée innombrable se mit en marche vers les murs de la cité, levant un nuage de poussière duquel émergeait la haute silhouette d’Ag’Menna sur son dromadaire. Derrière lui, sur une autre bête, un serviteur tenait l’ettebel sur le cuir d’une tente repliée, posée sur la bosse. Assis en croupe, il continuait à le frapper à une cadence accélérée, pour encourager les combattants. Non loin de là, chevauchaient les autres rois, El’Issa, Coulibaly, Idriss et les deux Camara, leurs guerriers, leurs archers, leurs griots, leurs féticheurs et leurs forgerons.

Les campements au bord du fleuve restèrent presque déserts, et les centaines de pirogues abandonnées sur le rivage. Seuls Ag’Illies et ses hommes n’avaient pas quitté leurs tentes de cuir. Le jeune amenokal regardait avec un sourire sardonique le roi des rois, Ag’Menna, marcher vers sa défaite.

Du haut de ses murs, le vieux Maïga, voyant monter ses ennemis à l’assaut, ordonna à son fils aîné Moktar de prendre la tête de leurs troupes et de sortir à leur rencontre, avec son jeune frère Fari. Les deux armées furent bientôt face à face, se défiant à grands cris. Ceux de Timbouktou, et leurs alliés, avaient réussi à occuper une butte dont la hauteur leur donnait l’avantage. Mais les assiégeants étaient plus nombreux.


Antoine Barral

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vendredi 23 avril 2010

LE SIEGE DE TIMBOUKTOU

La guerre durait depuis neuf ans déjà. Les dieux étaient divisés et versatiles. Depuis neuf ans, ils n’avaient pas décidé de la victoire, donnant l’avantage tantôt aux assiégés, tantôt aux assiégeants. Entre les trêves et les nombreuses escarmouches, le siège de Timbouktou semblait interminable.



Nombre de vaillants guerriers des deux camps partirent ainsi dans l’autre monde, pleurant leur jeunesse sacrifiée en vain.

Timbouktou était riche, car toutes les routes du commerce s’y croisaient. L’or, le sel gemme, la gomme d’acacia, les bêtes et les esclaves s’y échangeaient depuis toujours. Ses marchés regorgeaient d’épices, de riches étoffes, de monceaux de dattes et de jujubes, d’empilements de poteries sortant des fours. Ses murs étaient hauts et solides, ses greniers pleins, et ses habitants fidèles à leur roi.



Entre les murailles de la cité et les eaux de Djoliba, les assiégeants avaient établi leurs campements.

De l’amont comme de l’aval, par le fleuve comme par les plaines, de gré comme de force, les rois et leurs peuples avaient répondu à l’appel de l’amenokal Ag’Menna, roi des rois. Bambara, Songhaï, Mossi, Bozo, Somono, Dogon, Peul, Tamasheq, chaque peuple avait envoyé ses meilleurs guerriers.



Venues de Koulikoro, de Siby, de Ségou, de Djenné, de Ké-Macina, de Gao, de Say et mainte autre ville ou village, les pirogues de toutes tailles, par centaines, étaient tirées sur la grève. Hommes et bêtes piétinaient dans la boue.



Pour nourrir la masse des assiégeants, les pêcheurs bozos et somonos avaient établi leurs campements, et leurs séchoirs à poissons auprès des pirogues.

Pour nourrir la masse des assiégeants, les bergers peuls avaient établi leurs enclos à bétail et leurs abreuvoirs entre les pirogues.
D’immenses troupeaux de bœufs, de chameaux, de moutons et de chèvres, déambulaient bruyamment entre les campements.

Plus haut, hors d’atteinte des crues, les rois et les guerriers avaient installé leurs demeures.
Au centre, les cases de secco des Peuls d’El Issa, dont la paille, dorée au début, grisait avec le temps. À côté, les Bambaras d’Idriss, roi de Siby, et d’autres peuples avaient édifié des cases de banco, l’argile mêlée de paille. Plus loin s’élevaient les vastes tentes de peau tannée des Kel Tamasheq, dont les principaux chefs étaient Ag’Menna et Ag’Illies. Plus loin encore étaient les modestes ékarbanes, dômes faits de nattes, sous lesquels s’abritaient leurs serviteurs Bella.



Les années passant, ce camp commença à ressembler à une petite ville protégée par une zériba, clôture simple mais redoutable faite de grosses branches d’acacias aux terribles épines, couchées et entrelacées à même le sol. Les meilleurs chevaux et méharis servant pour la guerre étaient gardés dans des zéribas plus petites. Un marché s’installait parfois à proximité du camp, et quelques cultivateurs semèrent les champs alentour.

Antoine Barral

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jeudi 22 avril 2010

LE JUGEMENT DE FARI.

La cité de Timbouktou avait un roi, le vieux Maïga, juste et bon, aimé de ses femmes et de ses sujets. Le roi avait un fils aîné, Moktar, son héritier. Il avait cinquante fils qui l’honoraient, et de nombreuses filles.

Il advint que la reine fut enceinte d’un autre enfant.

Une nuit, la reine fit un songe : elle vit son fils à naître comme une torche incendiant la ville. Elle vit détruits les murs de terre ocre, et les façades hérissées de pieux. Elle vit les toitures de paille livrées aux flammes. Elle vit les guerriers massacrés, et leurs femmes captives. Elle vit l’harmattan recouvrir de sable les cendres du royaume.

À sa naissance, l’enfant fut confié à des bergers nomades qui arrivaient des lointaines montagnes peintes du Tassili, et se dirigeaient vers la plaine du Macina, poussant devant eux une forêt de cornes et de bosses, et un nuage d’oiseaux pique-boeuf.




Fari, l’enfant, grandit sans connaître son ascendance royale. Il fut élevé comme un berger peul.

Adolescent, Fari était un pasteur accompli. Il connaissait comme les lignes de sa main toutes les pistes de transhumance des vastes plaines du Macina, tous les bras du fleuve Djoliba qui irriguent les plaines. Il connaissait comme chaque bosse de ses phalanges, chaque butte ou colline que les crues changent en îlot. Il connaissait sur le bout des doigts l’art de soigner le bétail, le nom de chaque bête et celui de sa mère, les vertus des plantes, les vingt-huit étoiles du calendrier et les vingt-huit demeures de la Lune.

Fari sillonnait la brousse d’un long pas tranquille. Posé en travers de ses épaules, son bâton taillé dans une branche de nelbi, l’arbre sacré, ne le quittait jamais. Dans ses longues journées de solitude, il composait et récitait en lui-même des milliers de vers, chantant la beauté et la vigueur de ses bêtes, l’harmonie de leurs robes, la forme parfaite de leurs cornes, les peines et la fierté des bergers.



Jeune homme, Fari était un parfait berger des mots, fameux dans tout le Macina. Chaque année, à la fin de la saison des pluies, le degal de Diafarabé rassemblait pour quelques jours des milliers de bêtes traversant le fleuve à gué. C’était la plus grande fête de l’année pour les villageois, comme pour les bergers de passage. C’était aussi l’occasion pour les Peuls de montrer comme leurs troupeaux étaient prospères et bien soignés. C’était enfin le moment où les poètes rivalisaient de virtuosité dans la déclamation des hymnes composés dans la solitude. Fari sortait souvent vainqueur de ces joutes oratoires.



Sa renommée était parvenue aux oreilles des déesses, qui le choisirent pour les départager.

Un matin, à deux semaines du degal, Fari se tenait à l’ombre d’un nelbi au flanc du mont Gourao, quand les trois déesses lui apparurent.

Ochoun et Harakoï Diko firent valoir leurs qualités, et les raisons pour lesquelles il devait les désigner, l’une lui promettant la gloire, et l’autre le pouvoir. Foroforondou se taisait et lui tournait le dos. Son tour venu, elle déclara :

_ Beau pasteur, grand poète, sache que tu es fils de roi, et si tu me choisis, je te donnerai l’amour de la plus belle femme du monde, Fulani, dont la beauté est à l’image de la mienne. Elle sera à toi au prochain degal.

Alors, pour voir le visage de la déesse, Fari lui tendit la noix.

Hélas, la belle Fulani était déjà mariée à El’Issa, roi du Macina, maître des terres. Si les femmes peules sont réputées être les plus belles du monde, Fulani les surpassait toutes, tant par ses traits et ses formes que par ses pagnes somptueux et ses coiffures savantes. Mieux qu’aucune autre elle portait sur la tête ses parures faites de pièces d’or et d’argent.




Une nouvelle fois couronné comme le meilleur poète du degal, Fari conquit le cœur de la belle Fulani et l’enleva. Avec l’aide de Foroforondou, il la conduisit vers sa ville natale de Timbouktou, où le vieux Maïga et la reine ne s’étaient jamais consolés de la perte de leur dernier fils.

El’Issa ne voulut pas laisser l’offense impunie. Il fit appel à son allié, Ag’Menna, le roi des rois, et tous deux convoquèrent une coalition des peuples de Djoliba pour aller assiéger Timbouktou, et exiger que la belle Fulani fût rendue à son mari.

Nul ne put convaincre Fari de renoncer à celle que lui avait donnée la déesse car, comme dit le proverbe peul : « Dattu gido yida ko yidi, ngasabu sa vil dum yo dattu ko yidi, yida ko jidno, 'ayma » « Laisse celui qui aime aimer ce qu'il aime. Car si tu lui dis de laisser ce qu'il aime, il l’aimera encore, et te haïra ». Et la guerre dura dix ans.






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mercredi 21 avril 2010

LA NOIX DE LA DISCORDE.

En ce temps-là, tous les peuples avaient des dieux nombreux.

En ce temps-là, les pluies étaient plus généreuses, les récoltes, meilleures, et les troupeaux plus gras. En hivernage, les pâturages s’étendaient jusqu’aux montagnes peintes du Tassili. Girafes, éléphants, phacochères, gazelles et antilopes y paissaient en multitudes, nourrissant à leur tour les lions, les panthères, les hyènes, les servals. Les autruches, outardes, et autres oiseaux abondaient. Dans les eaux du fleuve aux mille bras, poissons, hippopotames et crocodiles prospéraient.

En ce temps-là, il plaisait aux dieux de se retrouver dans leur nid d’aigle au sommet des monts de Hombori, d’où ils observaient le monde, le fleuve, les humains, et les animaux innombrables.



En ce temps-là, celui que les Songhaïs appellent « Dongo », le dieu du tonnerre et de la foudre, régnait sur les autres dieux et déesses.

En ce temps-là, parfois, les dieux et déesses se querellaient, pour le malheur des humains.

Il était une divinité que les peuls nomment « Njeddo Dewal », celle-là même que les Bambaras appellent « Mousso Koroni », celle par qui arrivent la discorde, la jalousie, la haine, et leur cortège de douleurs.

Fâchée de n’avoir pas été invitée lors d’un banquet divin, Njeddo Dewal fit irruption parmi les déesses et jeta à leurs pieds une noix de kola.

_ Cette noix appartiendra à la plus belle des déesses. À toi, Foroforondou, la beauté peule, ou bien à toi Ochoun, sensuelle déesse des Yorubas, peut-être à toi, Harakoï Diko, divine Songhaï. Disputez-vous pour choisir la plus belle d’entre vous !

Alors, les monts de Hombori résonnèrent du tumulte de la querelle des déesses, chacune se considérant la plus belle !

Dongo se lassa bientôt des cris des femmes, et leur enjoignit de descendre sur terre, et de choisir parmi les mortels un homme qui les départagerait en donnant la noix de la discorde à la plus belle d’entre elles.



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mardi 20 avril 2010

PROLOGUE

Antoine Barral

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HOUMAROU,
L’ILIADE AFRICAINE

Conte sahélien.

« Un conte est un miroir
où chacun peut découvrir sa propre image. »

Amadou Hampâté Bâ



Écoutez Houmarou, il va vous conter l’histoire que content les griots de tous les pays baignés par Djoliba, le grand fleuve de l’ouest africain.

Écoutez Houmarou, le plus fameux des griots qui vont, de pays en pays, chanter l’épopée des ancêtres.

Assemblés sous l’arbre à palabres, dans la nuit, écoutez Houmarou.

« Djeli », le nomment les Bambaras, « Gawlo », l’appellent les Peuls, « Jeseré », disent les Songhaïs, et « Aggou » les Kel Tamasheq. Partout, le griot recueille la mémoire des anciens et la chante au son des cordes de la kora, son instrument, grande harpe faite d’une calebasse couverte d’un cuir orné de cauris, et d’un manche clouté d’or et d’argent.

« Lamndam mi haali yimobé ! » « Questionnez-moi, j’ai parlé des poètes ! », chantent les bergers peuls.

Ainsi la légende court et se répand de ville en village, de griot en griot, sur le fleuve et la savane. Nul ne sait plus qui la conta le premier.

Houmarou seul en connaît toutes les nuances, toutes les variantes.

Houmarou va vous dire la légende d’une grande cité oubliée.

On l’appelait Timbouktou

Loin au nord, où les eaux de Djoliba frôlent le désert, vécut la cité.
La cité fut fière, la cité fut riche, la cité fut pillée, la cité fut brûlée.

Des milliers de saisons ont passé depuis la chute de la cité.
Des milliers de saisons ont passé, Djoliba s’en souvient.
Des milliers d’hivernages au ciel noir ont lavé la poussière des feuillages.
Des milliers de crues ont irrigué les milles bras et lacs de Djoliba.
Des milliers de saisons sèches, au ciel jauni par l’harmattan,
Des milliers de transhumances ont tracé des chemins dans la savane.

Nul aujourd’hui ne saurait retrouver la cité.
Des sources lointaines de Djoliba, dans les monts du Fouta-Djalon,
Jusqu’à son embouchure, dans les mangroves du golfe de Guinée,
Plus d’un, en vain, a recherché ses ruines.

Houmarou raconte qu’elles sont enfouies sous les sables,
Loin au nord, où les eaux de Djoliba frôlent le désert,
Là-bas, où s’élève une nouvelle cité de légende,
Tombouctou, fille de Timbouktou.

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