jeudi 22 avril 2010

LE JUGEMENT DE FARI.

La cité de Timbouktou avait un roi, le vieux Maïga, juste et bon, aimé de ses femmes et de ses sujets. Le roi avait un fils aîné, Moktar, son héritier. Il avait cinquante fils qui l’honoraient, et de nombreuses filles.

Il advint que la reine fut enceinte d’un autre enfant.

Une nuit, la reine fit un songe : elle vit son fils à naître comme une torche incendiant la ville. Elle vit détruits les murs de terre ocre, et les façades hérissées de pieux. Elle vit les toitures de paille livrées aux flammes. Elle vit les guerriers massacrés, et leurs femmes captives. Elle vit l’harmattan recouvrir de sable les cendres du royaume.

À sa naissance, l’enfant fut confié à des bergers nomades qui arrivaient des lointaines montagnes peintes du Tassili, et se dirigeaient vers la plaine du Macina, poussant devant eux une forêt de cornes et de bosses, et un nuage d’oiseaux pique-boeuf.




Fari, l’enfant, grandit sans connaître son ascendance royale. Il fut élevé comme un berger peul.

Adolescent, Fari était un pasteur accompli. Il connaissait comme les lignes de sa main toutes les pistes de transhumance des vastes plaines du Macina, tous les bras du fleuve Djoliba qui irriguent les plaines. Il connaissait comme chaque bosse de ses phalanges, chaque butte ou colline que les crues changent en îlot. Il connaissait sur le bout des doigts l’art de soigner le bétail, le nom de chaque bête et celui de sa mère, les vertus des plantes, les vingt-huit étoiles du calendrier et les vingt-huit demeures de la Lune.

Fari sillonnait la brousse d’un long pas tranquille. Posé en travers de ses épaules, son bâton taillé dans une branche de nelbi, l’arbre sacré, ne le quittait jamais. Dans ses longues journées de solitude, il composait et récitait en lui-même des milliers de vers, chantant la beauté et la vigueur de ses bêtes, l’harmonie de leurs robes, la forme parfaite de leurs cornes, les peines et la fierté des bergers.



Jeune homme, Fari était un parfait berger des mots, fameux dans tout le Macina. Chaque année, à la fin de la saison des pluies, le degal de Diafarabé rassemblait pour quelques jours des milliers de bêtes traversant le fleuve à gué. C’était la plus grande fête de l’année pour les villageois, comme pour les bergers de passage. C’était aussi l’occasion pour les Peuls de montrer comme leurs troupeaux étaient prospères et bien soignés. C’était enfin le moment où les poètes rivalisaient de virtuosité dans la déclamation des hymnes composés dans la solitude. Fari sortait souvent vainqueur de ces joutes oratoires.



Sa renommée était parvenue aux oreilles des déesses, qui le choisirent pour les départager.

Un matin, à deux semaines du degal, Fari se tenait à l’ombre d’un nelbi au flanc du mont Gourao, quand les trois déesses lui apparurent.

Ochoun et Harakoï Diko firent valoir leurs qualités, et les raisons pour lesquelles il devait les désigner, l’une lui promettant la gloire, et l’autre le pouvoir. Foroforondou se taisait et lui tournait le dos. Son tour venu, elle déclara :

_ Beau pasteur, grand poète, sache que tu es fils de roi, et si tu me choisis, je te donnerai l’amour de la plus belle femme du monde, Fulani, dont la beauté est à l’image de la mienne. Elle sera à toi au prochain degal.

Alors, pour voir le visage de la déesse, Fari lui tendit la noix.

Hélas, la belle Fulani était déjà mariée à El’Issa, roi du Macina, maître des terres. Si les femmes peules sont réputées être les plus belles du monde, Fulani les surpassait toutes, tant par ses traits et ses formes que par ses pagnes somptueux et ses coiffures savantes. Mieux qu’aucune autre elle portait sur la tête ses parures faites de pièces d’or et d’argent.




Une nouvelle fois couronné comme le meilleur poète du degal, Fari conquit le cœur de la belle Fulani et l’enleva. Avec l’aide de Foroforondou, il la conduisit vers sa ville natale de Timbouktou, où le vieux Maïga et la reine ne s’étaient jamais consolés de la perte de leur dernier fils.

El’Issa ne voulut pas laisser l’offense impunie. Il fit appel à son allié, Ag’Menna, le roi des rois, et tous deux convoquèrent une coalition des peuples de Djoliba pour aller assiéger Timbouktou, et exiger que la belle Fulani fût rendue à son mari.

Nul ne put convaincre Fari de renoncer à celle que lui avait donnée la déesse car, comme dit le proverbe peul : « Dattu gido yida ko yidi, ngasabu sa vil dum yo dattu ko yidi, yida ko jidno, 'ayma » « Laisse celui qui aime aimer ce qu'il aime. Car si tu lui dis de laisser ce qu'il aime, il l’aimera encore, et te haïra ». Et la guerre dura dix ans.






Antoine Barral

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Ce blog vous présente mon prochain livre, à paraître aux éditions Grandvaux en mars 2011.

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Il s'agit d'une transposition de L'Iliade en Afrique de l'ouest dans la boucle du fleuve Niger.

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Suivra l'Odyssée, adaptée par Marie Laure de Noray.



Une adaptation pour la scène est prévue à Montpellier avec le conteur Irénée Domboué dans le rôle d'Houmarou le griot.

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